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valeur & statut 

du bien culturel

Définition

QU'est-ce

qu'un bien culturel ?

A la différence des œuvres d’art, les biens culturels sont, à l’origine et au moment de leur création, vides de toute signification artistique ou esthétique. Objets de cultes, objets de pouvoir, ces biens sont en effet composés pour la plupart de masques, de statues, de trônes, parfois d’armes ou d’ustensiles du quotidien et sont ce faisant avant tout vecteurs de croyances, d’un esprit ; celui des sociétés ou des peuples dans lesquels ils sont nés.
 

Fascinés, admirés, adulés par les sociétés occidentales, ces biens vont cependant au cours du XXe siècle faire l’objet d’une acquisition plus ou moins réglementaire par des
colons, des missionnaires, des collectionneurs ou des marchands d’art qui vont les exposer dans des musées à la vue de tous, mais aussi chez eux, dans leur salon, dans leur cuisine, dans leur chambre, dans leur cabinet. Cette translocation et ce déplacement physique des objets d’un lieu à un autre, mais aussi d’une société à une autre, d’une culture à une autre, ont ainsi pour effet de transformer ces biens et de leur apporter une nouvelle fonction, mais aussi une nouvelle valeur auxquelles ils n’étaient pas destinés à leur naissance. Selon les sociétés dans lesquelles ils vivent, selon les différents moments de leur existence, et surtout selon la manière dont chaque acteur envisage et définit ces objets, les biens culturels n’occupent donc pas le même le statut ni ne portent les mêmes caractéristiques ou qualités.

 

Or, c’est précisément du statut et de la valeur de ces objets, de leur signification dont dépend leur traitement, leur approche, leur destin et partant la politique de retour de ces biens dans leur pays d’origine. Au cœur et à l’origine de la controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique subsaharienne se trouvent par conséquent d’abord les questions de la définition de ces objets et de l’évaluation de leur valeur, qui constituent pour les acteurs mobilisés une première manière d’appréhender le sujet. Notion délicate, complexe et technique, qui met en jeu des savoirs culturels, anthropologiques, artistiques, économiques et juridiques, le concept de bien culturel demeure en effet encore aujourd’hui source de nombreux désaccords car si ces objets sont bien différents des œuvres d’art, ils n’en conservent pas moins une valeur immatérielle, difficilement saisissable, qui les distingue d’objets du quotidien ou de consommation courante. La spécificité de ces objets, dans la controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique, constitue ainsi ici un premier nœud.

Notion d'originalité

   Copie ou originalité

Les biens culturels sont-ils irremplaçables ? 

Les principaux acteurs :

Pour légitimer leur restitution, et souligner à quel point cette entreprise est fondamentale aujourd’hui pour les peuples concernés, de nombreux acteurs mettent en avant le caractère irremplaçable de ces objets : il faudrait retourner les biens culturels car aucune autre forme ni matière ne pourraient combler ce manque qui existe dans les pays africains, ni remplir tout à fait la même fonction. Aussi, pour ces derniers, la spécificité de ces biens culturels repose sur leur caractère unique, et leur originalité, leur aura pour reprendre le terme de Walter Benjamin, et c’est du point de vue de leur authenticité qu’ils appréhendent ces objets, et partant, la restitution.

 

Or, pour remplir le vide laissé dans les musées par le départ de ces objets, le rapport commandé par Emmanuel Macron et réalisé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr prévoit d’y mettre à la place des copies de ces biens culturels. Au sein de la controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique s’est ainsi formé un débat autour de la question de l’authenticité et de l’originalité de ces objet qui constitue une importante dimension du désaccord sur le statut et la valeur à attribuer au bien culturel car le caractère unique de ces objets se trouve au fondement même de la restitution : aux yeux de certains, si les copies peuvent se substituer aux originaux, l’idée même de restitution perd tout son sens.

 

Dans la conception du bien culturel qu’a développée l’UNESCO dans la convention de Paris du 14 novembre 1970, c’est en effet parce que ces objets composent « un patrimoine culturel irremplaçable » qu’il est absolument primordial de les rendre à leur pays natal : selon cette institution internationale, leur « intérêt exceptionnel » nécessite « leur préservation » et leur retour. Dans la continuité de cette position, le chercheur au CNRS Vincent Négri, reprenant les propos du directeur général de l’UNESCO de 1978, Amadou Mahtar M’Bow, souligne que l’absence physique de ces objets entraîne une souffrance qui serait « psychologiquement intolérable » : ce n’est que la présence réelle et matérielle de ces biens culturels qui permettrait de manifester, de réanimer et de faire vivre la mémoire de ces peuples. Dans la représentation que ces deux acteurs se font du bien culturel, la spécificité de ces objets porte donc sur leur caractère unique et c’est précisément cette dimension qui les distingue de tout autre objet, et en particulier d’objets ordinaires.


Aux yeux de l’écrivain Arnao Bertina, envisager la question de la restitution du point de vue de l’authenticité de ces objets poserait pourtant plusieurs problèmes. S’ils présentent également selon lui une dimension unique, ce n’est en effet toutefois pas cet aspect qu’il faudrait mettre en avant dans leur processus de retour car ce « souci de l’authenticité » serait un problème spécifiquement occidental : en Afrique ce n’est pas l’originalité de ces objets qui les rendrait « instantanément sacré » mais leur « fonction ». Dans sa vision, construire une politique de retour de ces biens culturels selon leur caractère unique reviendrait ainsi à calquer sur ces créations africaines des attentes à l’égard de celles-ci qui sont celles des occidentaux et à imposer à l’Afrique une manière d’envisager les biens culturels qui n’est pas la sienne.

 

À l’opposé la romancière Fatoumata Ngom met en garde sur les dangers d’un tel discours car si elle reconnaît que les spoliations et les translocations qu’ont subies ces objets leur ont sans conteste fait perdre leur aura, même dépossédés de cette émanation, les biens culturels, à l’image des êtres humains, sont constitués d’un ADN qui les rend uniques et les distingue de tout autre, et de tels propos risqueraient ce faisant selon elle d’alimenter les arguments des adversaires de la restitution. Aussi, dans cette perspective, elle se dit contre le projet de mettre des copies des objets restitués au musée du Quai Branly car cette démarche n’aurait que pour effet d’altérer encore plus le pouvoir d’évocation de ces objets. Encore plus loin dans cette position, l’historienne de l’art Maureen Murphy insiste sur le fait que la « matérialité de l’œuvre est centrale et change tout » car « montrer une image sur un écran » ou « voir l’œuvre » dans son originalité ne procure aucunement le même sentiment ni ne produit le même effet.

 

Pour beaucoup d’acteurs, les biens culturels présentent donc une dimension unique. Néanmoins, si la majorité estime que la spécificité de ces objets dépend de leur originalité, certains jugent en revanche que leur politique de restitution ne devrait pas se construire en fonction de ce souci d’authenticité, et c’est ce qui, dans cette partie de la controverse, a forgé une importante dimension du débat autour du statut et de la valeur à accorder aux biens culturels africains. Mais au-delà du caractère unique de ces objets, au sein même de cette question de l’irremplaçabilité des biens culturels, de nombreux acteurs ne parviennent pas à s’accorder sur ce qui fait leur originalité ni dans quoi elle réside.

Sa valeur

LA VALEUR

de l'objet en question.

Quelle signification portent en eux

les biens culturels ?

Les principaux acteurs :

Dans la controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique, de nombreux points de désaccords semblent résider dans la signification même que chaque acteur donne à ces objets.

 

Pour la plupart des acteurs africains mobilisés sur le sujet, les biens culturels présentaient en effet originellement des significations cultuelles et spirituelles. La romancière Fatoumata Ngom souligne que les biens culturels spoliés par la France et concernés aujourd’hui par un processus de restitution occupaient en effet une fonction religieuse. De même, pour l’artiste Fodé Sylla, ces biens culturels ne constituent pas des objets de contemplation mais ce qu’il appelle « des fosses vitales » en ce que leur fonction première n’était pas de transmettre un sentiment esthétique mais de porter et de conserver en eux l’âme de la communauté et des idoles dans laquelle ils vivaient. A ce moment de leur existence, c’est donc la valeur symbolique et mystique de ces objets qui est mise en avant ici par ces acteurs.

 

Avec leur déplacement en occident, et partant en France, ces biens culturels ont cependant pris aux yeux de ceux qui les ont acquis une signification esthétique. Auprès des marchands d’art, des collectionneurs, et même des conservateurs de musée, c’est donc la valeur et la qualité artistique de ces objets qui a été mise en avant, et c’était cette dimension qui primait dans le traitement qui leur était fait. Or, c’est précisément aujourd’hui ce que déplorent ces acteurs africains et ce qu’ils reprochent aux galeristes et musées occidentaux car une telle approche de ces biens culturels, et une telle manière d’appréhender leur signification, en dénaturant leur valeur, ont porté atteinte à leur signification.

 

Aussi, si ces objets, en ayant été sortis de leur contexte d’origine, et touchés par des membres extérieurs à leur communauté, ont été profanés et ont perdu par-là même leur valeur mystique, c’est désormais pour ces acteurs leur dimension culturelle qui doit prévaloir dans leur prise en considération et dans leur définition. Si elle reconnaît que les biens culturels relevaient d’abord d’un imaginaire propre aux croyances d’où ils viennent, pour Fatoumata Ngom, ces objets sont aujourd’hui devenus « les témoins matériels d’une culture et d’une histoire ». Quant à Fodé Sylla, il affirme que désormais ces « fosses vitales » font partie « de la mémoire de la communauté ».

 

Si, sous l’impulsion de l’évolution du processus de restitution, la valeur culturelle de ces objets tend aujourd’hui en France à supplanter sa valeur esthétique, la dimension artistique de ces objets reste cependant encore largement privilégiée par les galeristes et marchands d’art car celle-ci est étroitement liée à sa valeur économique. Sur le marché de l’art, ces biens culturels ont en effet une valeur monétaire et c’est de ce point de vue que de nombreux acteurs du commerce de l’art africain analysent la restitution de ces objets car depuis la publication du rapport, ces derniers ont constaté un ralentissement de la croissance quant à l’acquisition d’objets issus du patrimoine africain. Pour Alexandre Giquello, la restitution des biens culturels risquerait d’entraîner « une paralysie du marché de l’art africain » car « les questions autour de la restitution terrorisent les clients qui refusent d’investir dans des pièces de l’art tribal africain. »

 

Si la majorité des acteurs mobilisés sur cette question s’accorde à dire que les biens culturels présentent une valeur immatérielle inestimable qui les distingue de tout autre objet et fait leur spécificité, selon les savoirs mobilisés par chacun des acteurs et la signification que ceux-ci leur donnent, cette émanation ne renvoie jamais à la même dimension dans la conception que chacun a de ceux-ci. De ces différentes manières d’envisager la valeur immatérielle des biens culturels découle ainsi un différend autour du statut même de ces objets, auquel la question de leur signification est étroitement liée.

Son statut

LE STATUT

DE L'OBJET EN QUESTION.

Définir le bien culturel.

Les principaux acteurs :

Du fait de cette valeur immatérielle que portent en eux les biens culturels, et partant de ce qu’ils véhiculent et représentent pour chaque société dans laquelle ils s’insèrent, l’ensemble des acteurs qui envisage la restitution sous l’angle de son objet, s’entend pour admettre que ceux-ci requièrent un statut particulier. Aussi, c’est précisément la définition de ce statut qui constitue dans ce nœud un important point de dissension.

 

Afin de protéger au mieux ces biens culturels, et d’en empêcher leur trafic, l’UNESCO élabore en effet en 1970 une convention qui confère à ces objets un statut spécifique et en propose la définition suivante : « les biens qui sont désignés comme étant d’importance pour l’archéologie, l’histoire, la littérature, l’art ou la science ». Dans la conception de l’UNESCO, les biens culturels sont donc ceux qui constituent « des éléments fondamentaux de la civilisation et de la culture des peuples ». Aussi, avec une telle définition, l’organisation internationale attribue donc à ces objets le statut de témoin matériel de ces cultures et de signifiants de ces civilisations. Dans la continuité de cette perspective, c’est également la vision que défend le chercheur au CNRS Vincent Négri, pour qui d’un point de vue historique et identitaire, ce statut crée par l’UNESCO a permis de faire valoir leur caractère exceptionnel et constitue la solution la plus adaptée pour répondre au besoin de ces objets d’être distingués de biens ordinaires.

 

Cependant, si historiquement et culturellement, une telle perception de ces objets permet d’inclure l’ensemble des biens culturels, pour d’autres cette approche, au regard du droit, reste trop abstraite car elle ne permet pas de les protéger juridiquement. Selon l’universitaire Xavier Perrot, ce travail de catégorisation des biens culturels par l’UNESCO constitue en effet une solution culturelle à la question de la restitution mais n’apporte aucune réponse juridique. Or, si dans la représentation qu’il se fait des biens culturels, ceux-ci sont indéniablement des objets de culture, dans sa perspective, ils n’en restent pas moins des objets de patrimoine qui entrent dans un régime de propriété particulier et doivent ce faisant se voir assigner un statut distinctif au regard du droit. Aussi, dans la vision de Xavier Perrot, c’est ce travail de caractérisation des biens culturels qui fera évoluer la question de leur restitution par la France.


Cette difficulté à appréhender la notion de bien culturel, et ce différend autour de la manière de les définir et du statut à leur octroyer ouvre ainsi sur un débat plus spécifiquement juridique sur la façon même de déterminer dans les termes du droit le statut de ces objets.

Sa qualité juridique

QUALIFIER JURIDIQUEMENT

LES BIENS CULTURELS

L'âme des biens culturels est-elle saisissable par le droit ?

Les principaux acteurs :

Si la question de la définition du statut des biens culturels oppose les approches culturelle et juridique, au sein même de cette partie de la controverse, il existe également un débat juridique entre les acteurs mobilisés ici autour de la manière même d’inscrire ces objets dans la législation française et de les qualifier au regard du droit. Sous cet angle, s’opposent ainsi dans ce différend les tenants d’un changement de statut juridique des biens culturels et d’une requalification par la loi, à ceux qui jugent que les lois telles qu’elles ont été conçues sont suffisantes aujourd’hui pour reconnaître la spécificité des biens culturels.

 

Reprenant la définition qu’en donne le code du Patrimoine, l’avocate Amélie Tripet estime en effet que le statut juridique donné aujourd’hui par la législation française ne devrait pas être modifié car il prend suffisamment en considération les différences qu’intègre chaque bien existant sur Terre : les œuvres d’art, les biens culturels et les objets ordinaires. Dans sa conception elle distingue ainsi en droit les œuvres d’art qui sont « des créations conçues par des personnes douées de sensibilité » et devant répondre à des critères esthétique, technique et sémantique, des biens culturels qui renvoient aux objets présentant un intérêt historique, paléontologique, ethnographique, numismatique ou philatélique. Dans la continuité de cette position, Vincent Négri souligne que le statut conféré par l’UNESCO aux biens culturels vaut aussi pour le droit et suffit à définir juridiquement ces objets. Dans la perspective de ces deux acteurs, si les biens culturels relèvent d’un point de vue juridique d’une importance plus grande que les objets ordinaires, et partant doivent être dotés dans la loi d’un statut particulier et différent de biens du quotidien, ils conservent malgré tout la condition de chose, opposée en droit à celle de personne : sous cet angle, leur individualité et leur pouvoir d’agir sur les hommes ne seraient pas reconnus.

 

Or, pour Xavier Perrot, c’est précisément cette dimension des biens culturels, qui dans la juridiction française fait défaut et devrait plus être prise en considération. Selon lui, le « dualisme radical » qui existe aujourd’hui dans « la taxinomie juridique » entre « les choses qui sont des biens et les humains qui sont des personnes » empêcherait en effet de considérer la valeur « immatérielle » de ces objets et ainsi de véritablement les distinguer de simples biens : l’ontologie naturaliste qui fonde le droit français conduit à définir les biens culturels plus par rapport à l’auteur de l’œuvre ou à son propriétaire qu’à leur individualité. Pour que les restitutions deviennent possibles, il serait ainsi nécessaire dans sa vision de revoir le statut juridique des biens culturels et de prendre en considération la personnalité ou l’individualité de ces objets afin de diriger le droit vers leur « autonomisation » : en ne réduisant pas la personnalité à la volonté, et partant à un individu, les biens culturels pourraient prétendre à la qualité de personne juridique, ce qui dans la législation leur conférerait de la sorte le droit « à disposer d’eux-mêmes », aujourd’hui réservé uniquement aux hommes, ou du moins aux êtres
animés.

 

Dans cette partie de la controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique, le désaccord met donc en contradiction deux conceptions juridiques opposées des notions de personnes et de biens.

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