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Donner un sens

à la restitution.

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Réstituer

Ce que restituer veut dire

De quoi la restitution est-elle le nom ?

Histoire d’une définition 

 

Du latin restitutio, onis (n), la restitution signifie étymologiquement « rendre ce qui a été pris ou possédé indûment ». Dès ses origines, la notion de restitution n’est donc pas neutre puisqu’elle inclut dans son sème l’idée même de fraude, d’illégalité ou de pillage : la restitution est le corollaire de la spoliation.

Avant la seconde moitié du XXe siècle, le terme de restitution n’a toutefois pas encore acquis le sens que les sociétés occidentales lui accordent aujourd’hui. Issue d’une coutume dans les conflits armés, appelée communément « droit au butin », l’appropriation des biens culturels ou des œuvres d’arts constitue en effet depuis l’Antiquité une pratique de guerre courante, licite et codifiée : comme le montre le juriste Hugo Grotius, dans ses traités sur Le Droit de la guerre et de la paix, « dans une ville prise sur des ennemis en état de guerre, tout, les personnes et les biens, appartient aux vainqueurs. » Dans son discours intitulé « Contre Verrès », Cicéron faisait déjà le récit du pillage des temples de la province romaine de Sicile par le sénateur romain Caius Licinus Verres.

 

Vectrice d’enjeux de domination et de pouvoir, la restitution des biens culturels et des œuvres d’art a ainsi d’abord eu une portée diplomatique : le congrès de Vienne de 1815, en condamnant la France, à la suite de la défaite de Napoléon Bonaparte lors de la bataille de Waterloo, à rendre à la Prusse, à l’Autriche, et aux États d’Allemagne les tableaux volés par l’empereur lors de ses conquêtes, est rédigé dans le dessein de rétablir de meilleures relations entre les différents pays d’Europe. Aux XVIIIe et XIXe siècles, la restitution d’objets d’art constitue donc un outil strictement géopolitique qui vise à maintenir la cohésion entre les nations. 

 

Au cours du XXe siècle, sous l’effet de la transformation des conflits armés, et de l’évolution de leur régulation, la restitution prend cependant une dimension nouvelle. Avec la prise de conscience du rôle que jouent les œuvres d’art et les biens culturels dans la construction de la mémoire d’un peuple, apparaît en effet simultanément la nécessité de protéger ces objets. L’UNESCO, en rédigeant à Paris en 1970 une convention qui définit les biens culturels comme ceux qui « revêtent une importance haute pour l’archéologie, l’histoire, la littérature, l’art ou la science » et, en soulignant leur valeur fondamentale pour « la compréhension par chaque peuple de ses racines et de sa culture », met ainsi en œuvre à l’échelle internationale des mesures pour empêcher leur trafic, mais surtout vient mettre en évidence la gravité de la spoliation de tels objets. De la même manière, la Cour Pénale Internationale, en qualifiant juridiquement, dans le Statut de Rome de 1998, « les attaques délibérées contre l’art » de « crimes de guerre », fait de ces vols, des actions véritablement illégales, et les élève dans l’échelle de la justice, au rang le plus condamnable du point de vue éthique. 

 

Aussi, sous l’impulsion de ces institutions internationales, la restitution s’accompagne alors peu à peu, à partir des années 1970, d’une connotation morale : Elazar Bakan, dans son œuvre The Guilt of Nations : Restitution and Negotiating Historical Injustices, définit le terme de restitution comme « l’ensemble des tentatives qui visent à corriger les dommages historiques que les pays colonisateurs auraient commis en volant, confisquant ou en s’appropriant les œuvres d’art des pays colonisés. » La prise en considération de l’importance historique et culturelle de ces objets pour les pays spoliés entérine en effet par-là même la nécessité éthique de les restituer. Avec la reconnaissance grandissante des dommages que provoquent le vol, la destruction ou l’absence des biens culturels et des œuvres d’art dans le processus identitaire d’une civilisation, la notion de restitution s’est donc chargée a posteriori d’une signification symbolique beaucoup plus lourde ; celle d’une réparation, voire d’une rédemption. 

 

Motiver la restitution : objectifs et finalités 

 

Dans le cadre de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique subsaharienne, la plupart des demandes de restitution sont depuis les années 1970 particulièrement motivées par cet impératif de repentance de la part du pays colonisateur, et c’est précisément cette dimension qui en dernier lieu pose problème et vient constituer aujourd’hui un pan de la controverse. Si la restitution de manière générale renvoie aux heures les plus sombres de l’histoire de France (défaites militaires, guerres mondiales…), la restitution des biens spoliés par la France sur le continent africain entre les années 1880 et 1960 s’inscrit de fait dans un contexte très spécifique, qui ne peut être rapproché de celui des guerres mondiales, et n’est comparable à aucun autre ; celui de la colonisation, c’est-à-dire un cadre dans lequel s’instaure une relation de domination entre deux peuples afin d’occuper son espace et d’en exploiter ses ressources. Or, cette période de l’histoire renvoie, en France comme en Afrique, à des plaies pas encore complètement refermées, sources d’amertume et de culpabilité, et reste encore, pour chacun des deux côtés, largement controversée. D’une part, aucun historien n’est parvenu à se mettre d’accord sur les conditions réelles de la colonisation ni sur la manière dont celle-ci s’est véritablement déroulée, chaque peuple, chaque espace ayant été confronté à des situations différentes et spécifiques. D’autre part, aucun gouvernement ne s’accorde sur l’attitude à adopter à l’égard de ce passé ni sur le regard à y poser. 

 

Au travers de la question de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique subsaharienne, c’est donc toute l’historiographie de la colonisation qui est en jeu, mais aussi, plus globalement, toute une conception de la manière de penser l’histoire et d’appréhender l’écoulement du temps. Aussi, selon la manière dont chacun envisage cette histoire commune de la France et de l’Afrique, la restitution n’est pas légitimée de la même manière par chacun, et de ce fait, ne devrait accomplir les mêmes objectifs ni présenter les mêmes finalités. Les différents sens que présente le terme de la restitution cristallisent donc un débat plus symbolique mais très polémique sur les missions d’une telle entreprise et les principes la fondant, qui constituent un dernier nœud de controverse autour de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique.

Quelle terminologie ?

Un désaccord symbolique

Restituer, retourner, donner…quelle terminologie adopter ?

Les principaux acteurs :

En raison des notions auxquelles font référence aujourd’hui la restitution, il semble que l’emploi du terme apparaisse pour certains acteurs impropre dans le cadre de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique. Au sein de la controverse, un premier débat s’est ainsi constitué autour de la terminologie même à adopter pour déterminer le langage qui qualifie de la manière la plus adéquate ce processus de retour des biens culturels dans leur pays d’origine. S’il peut sembler très symbolique, il n’en demeure pas moins fondamental car il alimente les revendications de nombreux acteurs opposés à la restitution et mobilise des savoirs disciplinaires multiples desquels découlent tous les fondements d’une telle entreprise. 

 

La plupart des marchands, galeristes et collectionneurs privés considèrent en effet l’emploi du terme de restitution comme injustifié car il ne correspondrait pas à la réalité de la colonisation et ne décrirait pas correctement la situation. Hélène Leloup, ancienne marchande parisienne d’art africain, dans une tribune du Point, souligne que le nom même de restitution présente un caractère abusif car il impliquerait une origine frauduleuse qui dans le cadre de la colonisation n’est, selon elle, pas avérée : « les règles étaient claires » et « le commerce parfaitement organisé ». L’avocat Yves-Bernard Debie, spécialisé dans le commerce de l’art, conteste également l’utilisation du terme pour qualifier le retour des biens culturels en Afrique subsaharienne car il englobe dans une seule et même idée une pluralité de situations différentes dans lesquelles seules quelques œuvres ont été volées : « Qui rappellera qu’une grande partie des œuvres classiques africaines que l’on retrouve sur le marché mondial ont été vendues après la période de décolonisation et que celles sorties d’Afrique pendant la colonisation, ont pour la plupart été collectées, échangées ou achetées et que celles issues d’un pillage sont rarissimes". 

 

Aussi, les acteurs les plus rétifs face au concept de restitution, préfèrent le plus souvent lui privilégier l’idée de retour, et proposent le choix de cette terminologie. Depuis 1972, l’UNESCO a en effet établi une distinction entre les notions de retour et de restitution selon la nature de la sortie du bien culturel de son pays d’origine : la restitution comprend les biens culturels qui ont disparu par suite d’une appropriation illégale tandis que le retour renvoie à ceux qui ont été perdus à l’issue d’une occupation coloniale ou étrangère. Plus neutre, le terme de retour, dans le cadre de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique subsaharienne, semblerait donc pour ces acteurs mieux convenir et être plus adéquat au contexte de la colonisation car il ne désignerait pas à tort et sans fondement n’importe quel propriétaire actuel d’un bien culturel africain issu de la période de la colonisation comme potentiel possesseur illégitime, voire dans les situations les plus extrêmes comme voleurs. 

 

Cependant, pour de nombreux acteurs africains, il s’agit d’une stratégie qui vise à éloigner les pays des véritables enjeux de la restitution et qui ne fait que contourner le problème. L’universitaire Louis-George Tin voit ainsi dans la politique de cadeau ou de donation utilisée jusqu’à lors dans les quelques processus de restitution amorcés par les chefs d’États français avant la publication du rapport Sarr-Savoy une manière pour le colonisateur d’échapper à sa culpabilité et de ne pas reconnaître ses crimes. De la même manière, pour le collectionneur Sindika Dokolo, les dons comme les retours représentent une forme de restitution qui ne dit pas son nom. 

 

Face à ces différentes contradictions sur la terminologie à adopter, le débat a, de ce fait, fait émerger récemment un nouveau terme visant à répondre et solutionner les problèmes que présentait chacun des mots précédents : il s’agit de l’idée de translocation patrimoniale avancée par l’historienne Bénédicte Savoy. Évoquant à la fois les idées de déplacement, de réparation et de transformation, la notion de translocation constitue en effet « un échange impliquant des mutations » et permettrait ce faisant selon elle « d’appréhender les logiques d’appropriation patrimoniales et leurs effets ». Dans cette perspective, le concept de translocation aurait ainsi l’avantage de prendre en considération « le point de vue de chacune des parties engagées : les détenteurs, les demandeurs et les objets », et par-là même d’intégrer dans sa signification les traumatismes qu’ont pu provoquer les déplacements sans rejeter la faute sur les colonisateurs. 

 

Apparue en même temps que la publication du rapport Sarr-Savoy, la translocation patrimoniale reste toutefois un concept relativement jeune qui n’a pas encore fait l’objet de véritables critiques mais qui sera lui aussi probablement remis en cause avant d’être admis par un plus grand nombres d’acteurs de la controverse. Il restera alors à déterminer si cette nouvelle approche de la restitution parviendra à établir une certitude et imposer un savoir sur la terminologie à adopter. Ainsi, si le désaccord sur la qualification la plus adéquate pour désigner le retour des biens culturels en Afrique est aussi vif aujourd’hui, c’est parce que chacun des termes renvoie à des réalités différentes quant au  mode d’appropriation des biens culturels pendant la colonisation et surtout quant à la manière même d’appréhender les demandes de restitution par les pays africains. Derrière ce point de controverse linguistique se cache donc des enjeux politiques et historiques qui révèlent un véritable débat idéologique. 

Débat Idéologique

Un débat idéologique

En finir avec la « Françafrique » ?

Les principaux acteurs :

Selon la conception que chaque acteur se fait de la colonisation, et plus largement, de la manière dont il envisage les rapports que doivent entretenir la France et l’Afrique, il n’accorde pas la même signification à la restitution, et ce faisant ne donne pas le même sens à cette entreprise. La variété des termes mis à disposition des acteurs pour désigner, dans le cadre de la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique subsaharienne, le processus de retour de ces objets dans leur pays d’origine cristallise ainsi un débat autour des objectifs mêmes aux fondements d’une entreprise de restitution. S’il ne doit pas s’y limiter, cet aspect de la restitution représente aujourd’hui une dimension importante de la controverse, et spécifique au cadre du retour de biens culturels à la suite d’un épisode de colonisation, car il met en jeu des questions idéologiques quant aux choix politiques et historiques de la France et de l’Afrique dont dépendent aujourd’hui leur relation mutuelle et leur avenir ensemble. 

 

Du point de vue de nombreux acteurs africains, le retour des biens culturels spoliés lors de la colonisation a en effet pour objectif premier de réparer les dommages causés par la colonisation, et c’est d’ailleurs cette perspective qui légitime et oriente la plupart des demandes de restitution de la part des pays africains. Louis-George Tin défend ainsi l’idée que la France doit dédommager les pays colonisés : dans sa conception, le retour des biens culturels permettrait de compenser une partie des pertes provoquées sur le territoire africain par la colonisation. De même, dans la prolongation de cette idée, l’homme d’affaires Christian Kader Keïta considère que la restitution permettra de gommer un des méfaits dévastateurs de la colonisation. Quant à Sindika Dokolo, toujours dans la continuité de sa volonté à employer le terme de restitution, il souhaite rétablir la vérité quant à la colonisation et son déroulement afin que le pillage de l’Afrique ne soit plus, dans l’historiographie, un épisode négligé. 

 

Or, tant d’un point de vue historique que diplomatique ou politique, envisager la restitution comme une forme de réparation du passé visant à « corriger les dommages historiques des pays colonisateurs », pour reprendre les termes d’Elazar Bakan, reste pour de nombreux acteurs mobilisés très problématique. 

 

D’une part, confier au processus de restitution une telle mission semblerait constituer, dans la conception historique de certains une aspiration trop ambitieuse car illusoire. Dans la manière d’appréhender l’histoire que s’est fait l’historien de l’art Arnaud Bertinet, rien ne pourra de fait réparer ces crimes commis durant la colonisation ni combler cette brèche de l’histoire, pas même le retour, sous quelque forme que ce soit, de ces objets dans leur pays d’origine car selon lui vouloir modifier le passé est littéralement impossible : le rapport que les hommes entretiennent au temps ne leur permet pas d’agir dans le passé pour changer l’histoire. Plus nuancé, c’est également le propos que met en avant Bénédicte Savoy dans le rapport commandé par le président de la république en 2018 : si un processus de restitution ne peut dans sa vision se réaliser sans la reconnaissance des traumatismes qu’a provoqués la perte de ces objets, construire un processus de restitution qui a pour mission de compenser cette blessure, voire de s’acquitter d’une certaine repentance à l’égard des fautes commises, détournerait la restitution de son véritable objet et empêcherait l’entreprise de se réaliser ou du moins d’atteindre sa finalité réelle car les « cassures » engendrées dans l’identité de ces peuples resteront à jamais gravées dans leur mémoire et les crimes ce faisant irréparables. 

 

D’autre part, faire de la restitution une entreprise de réparation ou de restauration du passé composerait une histoire moralisante de cette période qui rendrait les pays colonisateurs responsables. C’est du moins la vision que défend l’avocat Yves-Bernard Debie dans La Tribune de l’Art, pour qui non seulement la France n’a pas à se repentir de son passé colonial mais constitue aussi une conception erronée de la colonisation et de la manière dont elle s’est véritablement déroulée. Plus modérée, c’est également l’approche qu’a choisie d’adopter le conservateur du musée du Quai Branly selon qui la restitution est primordiale mais ne doit pas devenir « l’otage d’un travail sur la repentance ou la punition de l’époque coloniale » qui raviverait des blessures anciennes et attiserait un esprit de vengeance. Pour Stéphane Martin, cette manière d’envisager la restitution placerait en effet l’Afrique dans une position de victime et la France dans une position de bourreau, ce qui entraînerait une relation déséquilibrée, basée sur la culpabilité de l’un par rapport à l’autre et ce faisant dangereuse. Aussi, ce qui semble déranger de nombreux acteurs dans la conception de la restitution comme réparation, c’est le fait qu’elle place la France dans une position de redevance vis à vis des pays africains. Toutefois, sous un autre angle, Hélène Leloup remarque que cette façon de considérer la restitution s’accompagne également selon elle d’une « vision condescendante envers l’Afrique » car estimer que ces objets durant la colonisation ont été mal acquis du fait d’un rapport d’asymétrie entre chacun des peuples reviendrait dans son acception à considérer « que les Africains ne pouvaient apprécier la valeur de leur patrimoine ». 

 

Dans ce versant de la controverse, les rapports entre la France et l’Afrique qu’induisent les conceptions respectives de la restitution chez chaque acteur semblent par conséquent constituer un point de discorde essentiel, si ce n’est primordial dans la question de la définition des objectifs et missions à réaliser par le retour des biens culturels dans leur pays d’origine. Aussi, face à cette opposition binaire entre les tenants de la restitution comme réparation et ses réfractaires, s’est construite une position intermédiaire qui vise à instaurer, via ce processus de restitution, un « ré-équilibrage » tant du point de vue de la répartition géographique des biens culturels que de celui plus symbolique du partage des pouvoirs entre la France et l’Afrique. Formalisé par le président Emmanuel Macron lors de son discours à Ouagadougou en novembre 2018, cette manière d’envisager la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique inscrit en effet le processus de retour de ces objets dans leur pays d’origine dans une perspective diplomatique : délaissé de toute aspiration historique, il s’agit ici pour les partisans de cet objectif de rétablir un rapport d’égalité entre la France et les pays africains, d’élever l’Afrique au même rang que l’État français et d’amener ce dernier à considérer le continent africain au même niveau que lui afin d’entretenir de meilleures relations et ainsi trouver des accords pour mettre en œuvre une coopération géopolitique à l’échelle des deux pays. Dans la continuité de cette position, le rapport Sarr-Savoy donne ainsi forme à ce projet de restitution et concrétise les objectifs fixés par le président français : comme le spécifie les deux auteurs, Bénédicte Savoy et Felwinne Sarr, la restitution telle qu’elle a été pensée par Emmanuel Macron, doit avant tout « ouvrir la voie vers l’établissement de nouveaux rapports culturels » fondés « sur une éthique relationnelle » et nécessite ce faisant, pour ce faire, d’être tournée vers l’avenir, et non plus vers le passé. 

Dilemme Moral

Un dilemme moral

Quelle éthique pour la restitution ?

Les principaux acteurs :

Dans cette nouvelle voie qu’emprunte la restitution des biens culturels africains aujourd’hui en France, l’instauration d’un processus de retour de ces objets, fondé par Bénédicte Savoy et Felwinne Sarr sur « une nouvelle éthique relationnelle » est venue redéfinir les termes du débat et l’a porté sur les terrains de la morale et de la justice. Aussi, la question de la restitution des biens culturels, et plus spécifiquement de ses missions, est venue reformuler le cadre du débat qui s’apparente aujourd’hui à certains égards et dans certaines perspectives plus étroitement à un dilemme au sens philosophique du terme.

 

Dans la continuité de cette réflexion sur la réparation historique de la colonisation, certains acteurs ont en effet envisagé le problème du sens à donner à la restitution du strict point de vue du bien et du mal. Pour l’avocate Corinne Hershkovitch, la restitution est ainsi avant tout une question de justice et se fonde précisément sur ce principe, ou du moins le devrait. Dans sa conception, rendre les biens culturels pillés durant la colonisation constitue en effet une forme de réparation mais uniquement au sens du droit, c’est-à-dire affranchie de toute idée de vengeance : dans la mesure où le vol quel qu’il soit commet une injustice à l’égard de celui qui est spolié, l’action de rendre ces objets, ainsi que son obligation par des tribunaux compétents, répareraient cette injustice, ou du moins compenseraient le préjudice subi. Cette dernière défend donc une vision plus morale de la restitution qui conduit à la définition d’objectifs éthiques : la spoliation constituant un crime, celle-ci devrait donc être juridiquement condamnable, comme toute action illégale. Opposée à toute forme de rancune ou de ressentiment, c’est également ce sens que donne à la restitution la romancière Fatoumata Ngom pour qui le processus relève « du sens commun » et devrait être guidé par la conscience de chacun : selon elle il faudrait rendre ces objets tout simplement parce qu’une telle action permettrait d’accomplir le bien. 

 

Cependant, si du point de vue de l’Afrique, se retrouver dépossédée de tous ses biens culturels relève d’une injustice, aux yeux des collectionneurs privés, qui pour la plupart n’étaient pas encore nés durant la colonisation, être accusés sans preuve d’avoir participé au trafic de ces objets, et surtout risquer d’être dépossédés d’un bien qu’ils ont contribué à valoriser, à protéger et auquel ils se sont attachés, n’en est pas moins à leur regard tout autant injuste. Alexandre Giquello, président de Drout et porte-parole des collectionneurs d’art africain, juge le concept de restitution à certains égards, immoral ou du moins contraire à l’éthique de ces objets car celui-ci ne prend pas en considération le travail des collectionneurs qui ont permis de préserver des biens qui autrement auraient été perdus. Quant au marchand Jo De Buck, c’est la dimension arbitraire et partiale de la restitution qu’il critique car les collectionneurs aujourd’hui sont selon lui considérés par beaucoup comme des « pilleurs » alors même que dans la plupart des cas, « ils ont rassemblé ces pièces par amour de l’art, dans un esprit interculturel », ce qui d’une certaine manière rejoint la position de la marchande Hélène Leloup qui regrettait le caractère abusif du terme. 

 

La question de la restitution des biens culturels africains, envisagée du point de vue de l’éthique et de la morale, fait donc émerger dans ce versant du débat deux formes d’injustice qui se trouvent en contradiction l’une de l’autre : d’un côté les pays africains qui ont été dépossédés de leurs objets il y a plus de soixante ans, et de l’autre les collectionneurs et marchands d’art, détenteurs actuels de ces objets mais qui pour la plupart n’ont pas participé ni à la colonisation ni à ce trafic et ne connaissaient pas nécessairement l’origine potentiellement frauduleuse de ces objets lorsqu’ils les ont acquis. Sous cet angle, la restitution des biens culturels par la France à l’Afrique semble ainsi se trouver face à une impasse.  

Quels bénéfices ?

Une restitution

pour quoi ?

Quels bénéfices aujourd'hui ?

Les principaux acteurs :

Face aux difficultés à juger ou évaluer la restitution du point de vue de la morale et de la justice, de plus en plus d’acteurs posent aujourd’hui la question de ce retour du point de vue de ses bienfaits et de ses finalités dans l’avenir. Aux bénéfices économiques d’une telle entreprise s’opposent ainsi des perspectives mémorielles et culturelles.  

 

Pour beaucoup d’acteurs du tourisme africain, le retour de ces objets dans leur pays d’origine est en effet vu comme un véritable outil de développement économique car il leur ouvre de nouvelles perspectives commerciales. Felwinne Sarr, dans le rapport commandé par Emmanuel Macron, met en évidence à quel point cette entreprise de restitution est fondamentale pour l’économique touristique de ces pays car elle offre « des perspectives de constitution d’une offre muséale prestigieuse porteuse de développement ». C’est aussi l’opinion que défend l’École du Patrimoine Africain pour qui la restitution aura une fonction de « catalyseur de nouveaux secteurs d’activités ».

 

Cependant, pour d’autres, le retour de ces biens culturels dans leur pays d’origine sera bénéfique avant tout d’un point de vue culturel et c’est cette dimension qu’il faudrait d’abord mettre en avant dans la légitimation d’une telle entreprise. Pour Bénédicte Savoy, la restitution possède en effet un impact positif d’abord parce qu’elle permet aux peuples spoliés de renouer avec leur passé et de reconstruire leur mémoire, et c’est précisément cette finalité à laquelle devrait d’abord aspirer en priorité un tel projet. De la même manière, Stéphane Martin affirme que la restitution doit se réaliser avant tout pour la construction de l’identité culturelle de ces peuples : le retour de ces objets auprès des populations qui les ont créés permettrait à la jeunesse africaine de comprendre ses racines. 

 

Plus globalement, plusieurs artistes africains estiment que la restitution permettra à l’Afrique de retrouver sa splendeur et ainsi de rayonner à l’échelle internationale. Le collectionneur Sindika Dokolo considère notamment que le retour de ces objets constitue une véritable opportunité pour les peintres, sculpteurs, musiciens, artisans africains actuels car la réappropriation de leur culture par ces artistes leur permettra d’intégrer le monde de l’art et de diffuser leurs créations et la culture africaine partout dans le monde. 

 

Du point de vue des finalités et des bénéfices de la restitution, la majorité des acteurs mobilisés autour de cette question s’accorde donc à dire que la restitution aura un impact positif pour l’Afrique. Toutefois, selon les domaines d’expertise de chacun, les savoirs mobilisés et plus largement la manière d’envisager la restitution, celle-ci n’aura pas les mêmes incidences chez chaque acteur et c’est précisément ce qui, sous cet angle de la controverse, forme une partie du débat car ces différents bienfaits avancés par chacun constituent un désaccord sur la manière de légitimer une entreprise de restitution. 

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